Elle s’arrêta quelques secondes pour m’offrir une cigarette…

— Je comprends pas pourquoi tu peux pas rester.

Sa main sur le verre, ferme. Si près du canal, l’eau imperturbable. La lune y projetait des reflets nacrés en arc de cercle. Mes mains s’agrippaient au rebord de la table. Comme si les pavés pouvaient se soulever du sol et me projeter dans la lagune, à tout instant.

— Je viens de te l’expliquer, fis-je dans une expiration. C’est pas possible.

Elle porta le verre à ses lèvres, en but une gorgée, sans jamais que son sourire pincé ne s’affaisse. Depuis le bar, je percevais quelques notes de musique, étouffées par la clameur des étudiants venus décimer les pintes. « Anytime, anyplace » , de Janet Jackson, se faufilait entre les verres entrechoqués.

Elle se leva, je la suivais, le long du canal, sans un mot d’abord. Je ne la regardais même plus, à vrai dire. Je fixais la lune plus loin devant moi. Elle s’étirait par-dessus les ponts qui se succédaient dans une courroie de pierres noires. Ballotté par le vent, je marchais près du bord, comme si j’espérais que mon pied glisse sur la saumure récente. Ca aurait réglé les choses, autrement.

Elle s’arrêta quelques secondes pour m’offrir une cigarette. Elle forma une alcôve de ses mains pour que je l’allume. Là, si proche de ses paumes, je me surpris à une lente nostalgie. Ses mitaines déchirées, son vernis écaillé, sa bague éraflée qu’elle avait enfilé sur l’index. Ca me manquerait aussi.

Nous reprîmes la marche. L’air chargé de sel nous faisait renifler, et c’était là une belle excuse.

— Je trouve que ça a pas de sens, finit-elle par hoqueter.

Elle releva le menton, le bas de ses joues était rougi par le froid mordant.

— T’es bien ici, t’es heureux, tu te sens en phase. C’est tes mots, pas les miens. Alors pourquoi tu devrais partir ?

Je tirais une taffe après l’autre, trop vite. Entre les ponts et la lune, la ligne d’horizon traçait une illusion brève. Là, le long d’un flot ininterrompu, on pouvait s’oublier quelques temps. Penser que le monde se limitait effectivement à ça, à une lagune irréelle, à un monceau de terre qui s’immergeait à vue d’œil. Ce n’était pas le cas.

— J’ai pas l’argent, et… Elle m’interrompit immédiatement.

— On en a déjà parlé, si c’est qu’une question d’argent, je t’ai déjà dit, je peux te trouver du taff, je peux t’héberger le temps qu’il faut, je t’avance même.

— J’ai pas fini, repris-je agacé. C’est plus que l’argent en fait. Je me plais ici, c’est vrai. Mais j’ai des choses à régler. C’est pas responsable. Ca n’a pas de sens de rester ici tant que j’ai pas fini ce que j’avais à faire ailleurs.

L’idylle ne tiendrait pas. Je ne voulais pas précipiter cette harmonie à son échec, car je n’y reviendrais plus jamais ensuite. Je voulais m’offrir une chance. Quitter en mes termes, me donner le droit de revenir peut-être, un jour, plus ancré.

— Et puis, repris-je, c’est toujours une question d’argent. Ca veut tout dire. C’est une question de statut, de, de… tu peux pas comprendre, toi. C’est pas pareil.

Elle m’attrapa le poignet. Ses yeux se plantèrent au fond des miens, suintant une colère fière :

— Continue à te dire ça. C’est plus simple pour les autres, c’est jamais de ta faute, personne peut te comprendre. Je te propose des solutions, basta.

Son étreinte s’était allégée, elle me tirait par la manche de mon pull, me fit monter le pont le plus proche. Elle s’accouda à la rambarde, face à la lune.

— Je comprends pas pourquoi c’est si soudain, en fait. J’esquissais un sourire.

— Je pourrais t’expliquer ce qu’il s’est passé, mais tu te fouterais de ma gueule. Elle sourit, pétillante.

— T’es con, allez, raconte-moi. Je m’accoudais à la rambarde, moi aussi. Je fixais l’eau, d’où tout surgissait.

— J’ai fait un rêve, hier.

— Mais encore ?

Il me traversait encore les veines. J’étais là, flottant à peine à la surface de l’eau. Le corps gonflé d’une eau marâtre, la peau boursouflée, prête à éclater. Infiltré de toutes parts, lesté comme un vulgaire déchet, à la surface du soleil. Prêt à se ramollir, à se recroqueviller, à se rassembler en un tas de peau pour s’oublier de nouveau à vie, au fond des abysses. Et pourtant, mes yeux s’ouvraient encore, absorbaient encore l’horizon, la crème pâle des pierres, l’azur de l’eau, le jais du ciel. C’était comme une dernière chance. Un renouveau dans la déchéance. Puis l’eau f inissait par disparaître, la ville aussi, mais mon corps se tendait à nouveau, se séchait, dans le noir total. Et dans ce silence pur, ne me revenait que les quelques couleurs que j’avais pu saisir sur le rivage. Ces couleurs qui ne m’auraient jamais traversé, que j’aurais simplement admiré du haut de mon cadavre.

Je lui dis tout cela, d’une traite, d’une conviction. Jusqu’à la fin, elle ne broncha pas.

— C’est ça qui t’a décidé à partir ? Je haussais les épaules.

— Fous-toi de ma gueule, vas-y. Ma cigarette s’était fumée toute seule, je l’avais complètement oublié. Une barre de cendres, qui s’effrita au premier coup de vent. Mon cœur se serra, il tanguait pour la dernière fois peut-être sur ces eaux.

— Je vais pas me foutre de ta gueule. Je suis un peu triste, c’est tout. J’ai l’impression que tu as peur, et que tu cherches la moindre excuse pour t’en aller. Je peux pas lutter contre ça. Elle posa sa main sur mon épaule, et dans un dernier élan, souffla :

— Je peux quand-même te dire ce que j’en pense ?

— Bien sûr.

— Rien n’ira jamais mieux. Tu peux repartir pour revenir si tu veux, mais rien ne changera. Tu règleras peut-être certaines choses, d’autres apparaîtront. Je pense pas qu’un jour tu te réveilles accompli. Peut-être faudra-t-il juste accepter que les choses soient comme elles sont, que tu es comme tu es. Pas plus, mais pas moins non plus.

Je jouais avec ma bague, que je faisais tourner autour de mon annulaire. La mienne aussi été éraflée, presque comme la sienne.

— Peut-être bien. Je verrais à ce moment-là. Là, j’ai besoin de partir, je peux pas rester ici.

Un bateau traversait à calme vitesse les flots, sur un lit de mousse. L’écume se portait quelques mètres plus loin, avant de s’évaporer. Derrière le bateau, derrière l’écume, derrière l’eau, derrière l’horizon, derrière la lune même, mes derniers reflets se cachaient peut-être. Cette ville était comme un vase clos, enserrée dans une boucle cristalline, hors du temps. Et le temps m’appelait.

Anouar Mhinat - Acte de nuit / France

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Je ne me risquais à de la joie qu'avec beaucoup de précaution